"ARCHIBALD" : L'interview

 

ARCHI : Comment avez-vous débuté votre carrière de dessinateur de BD ?
Jean-Yves MITTON : J'ai d'abord quitté l'école à 15 ans pour entrer aux Beaux-Arts de Lyon. J'y suis resté un an, le temps de vite en sortir avec tout de même pas mal de technique. Il faut dire qu'à cet âge-là, en une année, on apprend beaucoup. J'avais eu le temps de travailler particulièrement l'anatomie humaine, à partir de modèles humains ou de plâtres, ainsi que la géométrie dans l'espace et la perspective. Ça m'a beaucoup servi et je m'en sers encore. C'était donc une excellente base. Le reste, je l'ai acquis empiriquement, à la maison, en travaillant sur le tas dans mon coin. J'ai toujours conseillé aux débutants d'aller dans une école au moins un an ou deux, afin d'acquérir cette base. C'est nécessaire, surtout dans le dessin réaliste, si l'on veut respect les proportions. Je pense qu'il y a beaucoup de dessinateurs qui vont vers le dessin humoristique uniquement par manque de rigueur. Après les Beaux-arts, à 16 ans, je suis rentré aux Éditions Lug où j'ai commencé comme apprenti. J'ai vraiment débuté ma carrière en 1965 en dessinant mon premier Blek le Roc.

Parlez-nous des Éditions Lug que nos jeunes lecteurs ne connaissent pas.
C'est une vieille maison qui a été fondée en 1948 par deux lyonnais dont un était issu de la Résistance. Ils ont acheté beaucoup de matériel italien qui, à l'époque, n'était pas diffusé en France. Ils ont ainsi fait connaître des éditeurs installés à Milan. Ça a marché tout de suite. Je me souviens que quand je suis entré chez Lug, Blek se vendait à 350 000 exemplaires par mois. De nos jours, il n'y a plus beaucoup de mensuels qui se vendent ainsi.

 

Le journal Spirou peut-être ?
Ce n'est pas comparable, car Spirou est un hebdomadaire. En plus, il bénéficie du moteur que sont les albums issus directement du journal.

L'ensemble de vos travaux n'avait donc jamais été édité en albums ?
Il y a bien une compilation chronologique en cours pour Blek le Roc. Dans quelque temps, ce sera donc mon tour. Mais sur cette réédition il n'y a aucun droit pour les dessinateurs. Tout est versé à l'éditeur et au créateur du journal. Les artistes ne toucheront donc rien. Nous sommes d'ailleurs en procès actuellement pour tenter de récupérer tout de même quelque chose.
Ce n'était pas prévu ainsi dans les contrats de l'époque ?
Il n'y avait pas de contrat. On était salarié à la planche. On avait les avantages du salarié, mais les désavantages du fonctionnaire. C'est-à-dire qu'il fallait apprendre à se taire et à travailler dans ces conditions.
Dans le dictionnaire de la bande dessinée paru chez Bordas, on apprend que vous avez réalisé des strips humoristiques pour Pim Pam Poum, avant de vous attaquer à la reprise de Pougatchoff. Était-ce une création personnelle ?
On nous demandait souvent d'avoir une sorte de continuation personnelle des personnages qui nous étaient imposés au départ. Par exemple, pour Blek le Roc, j'avais créé ses origines, ce qui n'avait jamais été fait en Italie. Les Italiens ont accepté ! Pareil pour les Marvel pour qui j'ai inventé deux épisodes du Surfer d'Argent. En ce qui concerne les strips dont il est question, Bottaro, le créateur de Pougatchoff, avait accepté que je crée un personnage qui soit conjoint à son héros. C'était, il est vrai, une histoire humoristique. Ce fut la naissance de Popof. Il parlait avec des mots qui finissaient tous par "of" ou "ski". J'ai travaillé dans ce registre, comme dans bien d'autres. J'ai dessiné, par exemple, les aventures de Oum le Dauphin.

Vous avez donc travaillé en parallèle pour plusieurs périodiques ?
Je faisais entre quarante et cinquante pages par mois, afin de gagner ma vie. C'était mal payé. Alors, pour s'en sortir, il fallait travailler la nuit et créer de nombreuses pages (des trois bandes en noir et blanc). Aujourd'hui encore, je vis à cette vitesse.
Vous avez cité précédemment la série Oum le Dauphin. Était-ce le dessin animé qui a inspiré la BD ou bien l'inverse ?
C'était sponsorisé par les chocolats Galak et c'est eux qui ont proposé aux Éditions Lug de sortir un mensuel dont le thème central serait Oum le Dauphin et la mer. Alors, on a inventé d'autres histoires qui s'inspiraient du dessin animé.

Les deux épisodes du Surfer d'Argent, que vous avez dessinés, ont-ils été repris aux États-Unis ?
C'était dessiné à l'Europe, mais, par la suite, Marvel les a distribués aux États-Unis. Pour cette série, il a fallu copier servilement le dessin de Buscema, avec l'esprit de Stan Lee. On a réalisé ces épisodes avec le directeur de publication des éditions Lug. Moi, je signais Jean-Yves Mitton, mais lui, qui s'appelait Marcel Navarro, signait Melwyn Nash. Ça a bien marché, puisque ces épisodes qui ont paru dans le mensuel Nova ont été vendus à 90 000 exemplaires. Par contre, dans Titans, j'ai sorti mes propres super-héros. Il y a eu Mikros, un super-héros qui pouvait se réduire à la taille d'une allumette, parfois même à l'état subatomique. Mikros a duré 74 épisodes. Il y a eu ensuite Epsilon qui était un peu le fils de Mikros. Puis Kronos, un personnage qui voyageait dans le temps. Tout ceci, ce fut ma période Marvel qui a duré à peu près dix ans.
En fait, à vos débuts, vous avez beaucoup travaillé dans la science-fiction?
Oui, dans l'ambiance Marvel. D'ailleurs, j'ai dessiné des Marvel. J'ai réalisé, par exemple, des épisodes de l'Araignée ou de la Torche Humaine. C'était souvent pour faire du remplissage.

Les lecteurs ne se rendaient-ils pas compte qu'il y avait un changement de dessinateur d'un épisode à l'autre ?
Non !

Vous seriez capable de dessiner n'importe quoi ?
Certainement, avec un minimum de préparation.
Même des Schtroumpfs ?
Dans ce cas-là, c'est devenu tellement typé, tellement bateau, que n'importe qui au bout d'une heure peut le faire. Mais vous savez, l'école Marvel a vu passer beaucoup de dessinateurs qui s'adaptent à tous les types de dessins. Les Américains, c'est marrant de les voir travailler, dessinent rarement seuls chez eux. Ils fonctionnent souvent dans un atelier de 40 à 50 personnes et créent en équipe. C'est l'usine ! La notion d'artiste ou de star de la BD, comme en Belgique ou en France, n'existe souvent pas chez eux. Il y a bien le dessus du panier, mais pas avec la notoriété que l'on peut connaître chez nous. Il est clair que Milton Caniff et Burne Hogarth, par exemple, sont des gens qu'on cite en référence pour les jeunes, mais ils gagnent à peine plus que les autres. Ça marche comme à Hollywood. Il y a un type qui commence par concevoir, puis un autre qui réalise le crayonné, un troisième qui fait l'encrage, un autre qui fait les couleurs, etc... C'est tout juste s'il n'y a pas une personne pour gommer. Par contre, tout le monde est cité dans la publication. Les Américains ont une production industrielle, mais essentiellement de studio. Il existe bien des créateurs à l'européenne, mais c'est un peu de l'underground.

Les Américains sont restés fidèles aux journaux. Les albums cartonnés sont rares.
La notion d'album cartonné est liée aux pays suivants : Belgique, France et Suisse. L'album cartonné est un produit de luxe, qui coûte cher. Voyez les prix sur le marché actuel. Par contre, on retrouvera quand même aux États-Unis des histoires complètes éditées en album souple, comme en Allemagne. L'album cartonné est un phénomène francophone.

Parlez-nous de votre premier album.
Mon premier album s'appelait Noël et Marie, et est paru en 1989. Ce furent les premières séances de dédicaces sur un vrai livre. C'était aussi la première fois que je touchais des droits d'auteur. Il faut peut-être préciser une ou deux choses. Un auteur de BD travaille en avance sur droit. On lui verse au départ une somme pour éditer l'album. Ensuite, tant que l'éditeur n'aura pas atteint avec la vente de l'album, le prix de la page payée, l'auteur ne touchera pas de droit. Le jour où ce prix qu'on appelle le "minimum garanti" est atteint, l'auteur commence à toucher ses droits. En France, pour commencer à toucher ses droits, il faut vendre 7 000 à 8 000 exemplaires, selon le prix de la planche, bien entendu, et selon les ventes.

Comment se fait-il que vous n'ayez connu les honneurs de l'album qu'en 1989 ?
Parce que personne n'était venu m'en proposer un avant. J'ai appris, plus tard, que Corteggiani essayait de me joindre pour travailler avec lui chez Mickey, mais mon éditeur ne voulait pas lui donner mon adresse. Les éditeurs gardaient jalousement leurs auteurs. Ils essayaient d'en conserver l'exclusivité, sans en avoir le droit. De plus, je ne voulais pas perdre mon salaire chez Lug. Sans entrer dans les détails, je dois préciser que les impôts ne sont pas les mêmes si vous travaillez chez un seul éditeur ou plusieurs. A salaire égal, un 100% est moins taxé que deux 50%. Donc, pour partir, il fallait qu'on me fasse une offre intéressante. C'est ce que Mickey a fait en payant mon travail 4 à 5 fois plus cher. Je payais certes plus d'impôts, mais au bout, j'étais tout de même gagnant. Je me souviens toujours du soir où j'ai invité mon éditeur à la maison pour tenter d'arrondir les angles. Je lui ai dit : "Voilà Monsieur Navarro, c'est terminé. J'arrête chez vous, j'entre chez Mickey". Les éditions Lug étaient alors en fin de parcours, elles commençaient à prendre l'eau. L'éditeur avait la larme à l'oeil et au fond de moi je jubilais un peu, car il m'en avait fait baver pendant trente ans. Il est parti fâché, et c'est resté ainsi depuis. Mes collaborations avec Mickey et Pif ont mis en confiance Corteggiani et les éditions Glénat qui m'ont engagé pour succéder à Malès pour "De Silence et de Sang".

Cette reprise a été bien accueillie par les lecteurs ?
Les ventes sont restées stables. Le tirage était de 16 000 exemplaires, ce qui est bien pour ce genre de série. On ne gagne pas des clients entre deux épisodes, sauf s'il y a une promotion du diable. Le client du départ reste fidèle à la série, mais le dixième album ne fait pas vendre les autres. Sauf pour des cas rares comme Thorgal, qui sont plébiscités par le public. C'est ce qui est embêtant dans les longues séries ; quand on en est au deuxième ou troisième volume, on connaît les ventes de la collection. Je ne tiens pas compte du premier volume, car il y a un phénomène de collection. Bien des gens achètent le premier et en restent là.

Glénat nous a habitués à des séries qui nécessitent la connaissance des albums précédents, afin de maîtriser les suivants. La stagnation des ventes est peut-être due à cette politique éditoriale ?
On retrouve cela aussi chez d'autres éditeurs, mais c'est vrai que ça conditionne le récit. Bien que l'on s'efforce de rendre les albums lisibles indépendamment les uns des autres ! Mais je dois reconnaître que De Silence et de Sang, par exemple, est une histoire compliquée dans l'univers de la mafia et que moi-même, parfois, je m'y perds. Avec toutes ces bandes, ces familles, il m'arrive parfois de téléphoner à Corteggiani pour lui demander qui est tel personnage.

Après la reprise de De Silence et de Sang, vous avez décidé de travailler seul. Pourquoi ?
Quand je travaillais pour les périodiques, je faisais mes propres scénarii. J'ai donc voulu retrouver cette liberté et c'est Soleil qui m'a donné carte blanche. Ça a marché tout de suite. Il y a eu "les Survivants de l'Atlantique", "Demain les Monstres", puis "Vae Victis" et maintenant "Chroniques Barbares". Pour la suite, on en reparlera plus tard.

Quelle va être l'évolution de la série "Chroniques Barbares" ?
Pour le moment on en restera à trois albums. On veut voir si les ventes suivent. Si cela est le cas, on pourra alors imaginer qu'il y ait une suite.

Quels sont vos autres projets ?
Cette année, je suis en plein bouleversement. Je vais un peu quitter Soleil Éditions et entrer un peu plus chez Glénat. En 1995, je fais donc faire deux albums chez chaque éditeur, au lieu de trois et un ! Une nouvelle série qui va débuter chez Glénat autour du personnage historique et débauché de Messaline. Ça va être intéressant comme travail. Je vais m'y attaquer en juin. Entre-temps, j'ai accepté de poursuivre Vae Victis. Donc, et dans l'ordre, je termine le neuvième volet de De Silence et de Sang, Vae Victis, le dixième et dernier volet de De Silence et de Sang, puis Messaline et le troisième album des Chroniques Barbares.

Combien de temps mettez-vous pour réaliser un album ?
Je mets un peu moins de trois mois, mais je ne fais pas les couleurs moi-même. Je donne les indications sur photocopie et les faxe à ma coloriste.

C'est un rythme élevé ?
C'est vrai, mais quand la locomotive est en marche, je ne parviens pas à réduire son allure. De plus, si c'est moi qui fais le scénario ça va encore plus vite. Je m'explique. Actuellement, je fais du scénario, pour d'autres, comme par exemple pour Zimmermann qui dessinait Main Gauche chez Vents d'Ouest. Ce qui est difficile, dans ce cas, c'est qu'il faut construire pour un autre. Je prends donc plus de temps, pour que mon idée soit bien saisie. Si je dessine d'après le scénario d'un autre, le phénomène est à peu près identique. Il faut d'abord que j'assimile les idées avant de passer au dessin. Par contre, si je scénarise et dessine, je n'ai pas besoin de m'expliquer ce que je dois faire. J'entre directement dans la planche, j'ai mon idée sur la succession des plans et je construis mes dialogues.

Les éditeurs avec lesquels vous travaillez sont français et ont en majorité un public très personnalisé, comme Glénat par exemple. Ne seriez-vous pas intéressé, une fois, de travailler avec un éditeur belge tel que Dupuis, qui est davantage tout public ?
La rencontre avec un éditeur se fait de façon assez aléatoire. On peut avoir un rendez-vous à Angoulême, à Paris ou à Bruxelles... et les choses ne se font pas. Cela dépend bien sûr des propositions, du calendrier. Pour moi, actuellement, avec quatre albums par an, je ne peux pas prendre d'autres engagements.

Comment élaborez-vous vos scénarii ?
On a chacun nos trucs. Moi, j'aime bien le changement. Quand l'éditeur me donne une piste, ça me met en mouvement. Ce que j'aime, c'est le pari de concevoir une histoire dans les délais. Si on se dit qu'on a un an, on laisse aller et ça prend l'eau. Je suis productif dans l'accélération. Il m'est arrivé de passer une nuit entière à taper à la machine et, au matin, de tout déchirer. Puis, en très peu de temps, au stylo, de tout mettre en place. Ça ne se commande pas. J'aime bien la machine à écrire, car elle permet un certain recul. Il y a une autre calligraphie entre le texte et moi. Si je laisse traîner une feuille sur la table, ce n'est pas personnalisé, un peu comme si c'était un autre qui l'avait écrite. A la machine à écrire, on est déjà lecteur, donc on se positionne différemment. Alors que l'écriture à la main, qu'on le veuille ou non, c'est le cerveau qui est ou bout des doigts. Mais là, je deviens philosophique et je m'éloigne de la question. Prenons un cas précis : Messaline. Le titre est déjà évocateur. J'ai commencé par me renseigner si le projet n'avait pas déjà été déposé, parce que souvent tu prépares un dossier et quand tu le présentes, on te dit que ça a déjà été fait. Dans ce cas, j'ai téléphoné à Filipini qui m'a dit que c'était bon, que je pouvais y aller. Ensuite, tout reste à inventer. Pour Messaline, je ne sais que trois choses d'elle. Elle a tué un tel, elle a trompé l'empereur à telle époque et elle est née et morte en telle et telle année. Que s'est-il passé dans les vingt-trois ans de son existence ? Il y a eu telle guerre, l'empereur Claude avait soumis l'Angleterre,... tout cela est passionnant, mais il faut le rendre cohérent pour le lecteur. J'entre alors dans un travail de documentaliste : il y a plusieurs pistes et il faut boucher ensuite les trous avec l'imagination. Ce qui compte, c'est le départ. Ma Messaline n'aura rien à voir avec celle qui a existé et je serai d'autant plus libre que personne ne sait vraiment ce que fut sa vie. On sait que c'était une grande salope, qui s'est envoyé pratiquement tout le Sénat, toute la curie romaine, tous les nobles, les notables, les esclaves affranchis qui vivaient au palais et qu'elle en a fait tuer tout autant. C'était une tueuse, une dévoreuse d'hommes. Ce qui est passionnant, c'est de savoir pourquoi elle a fait ça ? Parce que si je ne fais qu'une démonstration, je vais tomber dans le porno, dans des clichés qui donneraient un autre livre. Tandis que là, je vais essayer de lui trouver des excuses, des raisons. Je pourrais, par exemple, en faire une petite fille qui a vécu dans la campagne romaine et qui a été enlevée pour être mise dans un bordel, un lupanar. Ça me ferait un très bon sujet de départ. Ensuite, elle en voudrait à tout le monde, parce que sa vie devra se passer dans le bordel, ce qu'elle ne veut pas.
Puisque cet album ne sera qu'une interprétation de la vie de Messaline, pourquoi ne pas donner un autre nom au personnage principal ? N'allez-vous pas induire en erreur le lecteur qui pourrait prendre votre récit pour du véridique ?
Je ne pense pas que le lecteur soit dupe. Il sait très bien qu'il ne va pas lire l'histoire authentique de Messaline. En toute modestie, si vous allez voir Jules César de Shakespeare ou le Cromwell de Victor Hugo, vous n'irez pas assister à une leçon d'histoire. Ces auteurs étaient encore moins informés que nous sur les faits véridiques. A l'époque, il n'y avait que quelques vagues repères et le reste était brodé. Ça n'a rien à voir avec de l'Alain Decaux, qui réalise vraiment un travail d'historien. Là, les auteurs sont passionnants, car il y a la connaissance de l'histoire; on tombe finalement dans le livre scientifique. Mon but avoué, c'est de divertir. Si les professeurs d'histoire ne sont pas contents, et bien tant pis !

Vous aimez, semble-t-il, raconter les choses dures de la vie. Et ceci de deux manières : d'abord par le contenu de vos scénarii, ensuite par la nervosité de votre coup de crayon.
Je me vois mal dessiner pour les petits, même si je l'ai fait avec Noël et Marie. L'éditeur nous demande de cibler nos lecteurs. S'il nous demande de dessiner pour des jeunes de 12 à 14 ans, que faire ? Les jeunes de 14 ans, aujourd'hui, vont au cinéma voir des polars où les meurtres en chaîne sont monnaie courante. Les scènes de coucherie, que ce soit à la télévision ou au cinéma, sont maintenant accessibles à tous. A Angoulême, une personne m'a dit que la couverture du premier Chroniques Barbares était hard. Regardez l'affiche du film Harcèlement avec une femme assise sur les genoux d'un homme, les jambes écartées... C'est offert à la rue, à tous les regards. C'est suggestif, et c'est encore pire que du porno ! Par contre, mon livre, il faut aller dans un magasin pour le trouver. Il y a déjà une démarche. Cependant, je veux bien admettre que je durcis de plus en plus mes bd. Mais c'est aussi parce qu'il y a de la demande. Il faut coller au spectacle actuel. On est de plus en plus réaliste. Un western des années 50 fait rire. Il n'y avait jamais d'impact de balle, une flèche dans le ventre était un détail pour le héros qui continuait à courir... Aujourd'hui, si ça ne colle pas à la réalité, tu n'as pas de succès.

Vous menez plusieurs séries de front, sans qu'il n'y ait de héros qui se démarque. Pourquoi ?
Je suis éclectique. Je n'ai pas de héros. Lambil vit avec ses Tuniques Bleues et Thorgal colle à la peau de Rosinski. Ils pourront difficilement s'en débarrasser. D'un côté, c'est la gloire, la fortune, mais d'un autre côté, c'est le piège. Uderzo, par exemple, ne pourra jamais durcir son Astérix. Il est condamné à le dessiner toujours de la même manière. Il faut que le vingtième album ressemble au premier. Alors que dans mon cas, tous les deux ans, je change de personnage. On ne peut pas dire : Mitton, c'est ça ! Demain, si on me redemande de refaire du Oum le Dauphin, je refais du Oum le Dauphin. Mon dessin actuel n'est pas un choix. J'en profite pour l'instant. Si demain, mes livres ne plaisent plus, je changerai de style. Je n'ai jamais travaillé autrement qu'à l'offre et à la demande. Cette année, je vais dessiner quatre albums qui n'auront rien à avoir les uns avec les autres, sauf peut-être le fonds : hard, dur...
Vous arrive-t-il de suivre des jeunes qui démarrent ?
Oui, souvent d'ailleurs. Mais, c'est toujours gênant avec les jeunes. Comment dire à quelqu'un qu'il n'a pas de talent. Il faut utiliser des métaphores et emprunter parfois le langage des parents : continue à l'école, bosse bien et tu verras plus tard ! Il y a aussi ceux qui viennent avec une pointe de talent, mais on sent qu'il y a encore beaucoup de travail à faire. S'il a 16 ans, ça va, mais s'il en a 25, c'est trop tard ! Il y a enfin celui qui vient avec un travail génial, mais ça se sait vite. De ceux-là, il n'y en a pas beaucoup. Sur les dix dernières années, de tous les jeunes que j'ai rencontrés, j'en ai vu un ou deux qui étaient vraiment publiables, qui avaient la patte professionnelle.

Ont-ils été publiés ?
Oui. Je leur ai donné le numéro de téléphone de l'éditeur et ça a suffi.

Il arrive fréquemment que les travaux des lauréats de certains concours de jeunes talents soient manifestement impubliables chez un grand éditeur. N'est-ce pas franchement malhonnête que de leur laisser croire qu'ils ont un avenir dans le domaine ?
Rien que le fait de primer quelqu'un de trop jeune est aberrant. D'abord ça déprime ceux qui ne sont pas primés, ensuite les élus seront de faux heureux ! Ce n'est pas un bon service. Il vaut mieux offrir des conseils. Et puis, il y a prix et prix. C'est un bon prix si tu passes dans un fanzine, voire même dans un périodique. Mais distribuer des prix c'est déjà discutable chez les professionnels, alors dans les autres cas...

Vous est-il déjà arrivé de travailler avec des jeunes qui vous ont présenté leurs travaux ?
En ce moment, je travaille avec Zimmermann. Il est timide et se renferme parfois sur lui-même. J'essaye alors de faire éclater son dessin et de lui faire faire autre chose que du western. Il y a aussi Sophie Balland, la coloriste de Chroniques Barbares. Elle a un joli coup de crayon. J'essaye également de la pousser. On fait actuellement une histoire ensemble que l'on va prochainement présenter. Il y a encore Franck Girardelli, âgé de 24 ans, et qui habite à Marseille. Je l'ai rencontré près de chez lui lors d'un festival. Il dessine très bien mais ne sait faire que du fantastique et plus précisément de l'héroic fantasy. Alors, je lui ai dit de commencer par se démarquer un peu, parce qu'il pourrait bien se retrouver sans travail. J'en reviens à mon éclectisme. Je lui ai conseillé d'essayer une page de western, une d'humoristique, une très jungle. Il doit remplir son cartable à dessin et ensuite aller voir les éditeurs.

Si vous n'aviez aucune contrainte pour réaliser un album : scénario, dessin, ambiance, que feriez-vous ?
Je crois que je ferai de la science-fiction. D'ailleurs, dans un de mes tiroirs traîne une histoire que j'avais présentée à Glénat il y a déjà trois ans. Elle n'avait pas été retenue car elle avait été jugée trop fiction et trop baroque. Je peux vous la raconter dans les grandes lignes. L'action se passe sous Paris, dans une époque avancée, en 2500 ou 3000 après Jésus-Christ. Les habitants ont reconstitué tout le folklore parisien de l'an 850 à nos jours. Des robots et des télévisions sont présents partout, c'est un peu Big Brother qui nous surveille. Il y a tous les anachronismes possibles, c'est intemporel. Alors, pour rendre ce monde cohérent, il faut qu'il y ait une raison d'être. Cette raison, c'est la nostalgie d'un monde disparu, celui qui évoluait en surface. Sur cette surface, comme dans la plupart des histoires d'anticipation, il y a eu une catastrophe nucléaire dont seules quelques personnes en ont réchappé et se souviennent. Le monde extérieur est donc devenu interdit, tous les accès ont été condamnés. La seule chose qui a été conservée est une ligne de métro dont les rames sont entraînées par des esclaves. Le passé rejoint donc le monde futur. Cette société devenue souterraine est organisée en étages. En haut, il y a les nobles, les militaires et les curés. Plus on descend dans la hiérarchie, plus on s'enfonce au niveau social. A l'échelon le plus bas, les habitants vivent comme des rats. Ils ont d'ailleurs un museau avec des poils qui poussent, des ongles qui se transforment de plus en plus en griffes et des palmures qui apparaissent à cause du milieu marécageux. Le héros, dans cette histoire, serait un flic nommé Klone. Il a une partie de son corps qui est robotisée et l'autre qui est biologique. Au fur et à mesure que l'histoire avance, sa partie humaine gagne sur sa partie mécanique. C'est un héros positif qui parvient à surmonter, chez lui, tout ce qui est clone. Ceci, grâce à l'amour qu'il porte à une prostituée, dont le nom est Irma la Douce en référence au folklore parisien. Au début du récit, Klone est un policier, donc un des personnages les plus craints de ce monde souterrain. Sa réhumanisation progressive lui fait découvrir son coeur, l'amour la passion, bref, tous les sentiments humains qui mènent à la liberté. Il va donc vouloir retourner en surface. Un jour, il crée une révolution qui va libérer les "rats" et détruire Big Brother. Arrivé à la surface, il v se rendre compte qu'il peut respirer et que l'interdit qui était maintenu n'était en réalité qu'un fantasme paralysant. A la surface, par contre, il n'y a plus rien, c'est le désert. Il ne subsiste que la Tour Eiffel qui servait d'antenne pour relier le monde souterrain à Big Brother.

Nous en arrivons à la dernière volée de questions. D'abord, quel serait votre album personnel que vous emmèneriez sur une île déserte ?
Le dernier. Je peux difficilement être joueur et arbitre en même temps.

Le meilleur album, d'une manière générale ?
Un Gaston de Franquin, ou un Tintin comme Objectif Lune, par exemple. Notez que pour Gaston, je prendrai certainement celui où apparaissent les Bravo Brothers dans les bureaux de la rédaction du journal. Ça, c'est le nec plus ultra !

Le meilleur auteur ?
Franquin, bien sûr, pour l'humoristique. Mais, pour le réalisme, je pencherais nettement pour Hogarth et son Tarzan, et surtout ses derniers albums.

Comment voyez-vous l'avenir de la BD ?
Quand on est au milieu, on ne voit pas bien ce qui se passe autour. Les chiffres sont là, les festivals sont là, les lecteurs sont là. Il me semble que la BD ne s'est jamais aussi bien portée. Pour la francophonie, je ne me fais pas de soucis. Maintenant, que va devenir la BD ? Il y a des perspectives fantastiques qui s'ouvrent à l'Est par exemple et dans tous les domaines d'ailleurs. Mais en BD, il y a sûrement un vide à combler, car c'est un loisir, une évasion. Mais comment, par qui ?

Imaginez-vous un jour arrêter la BD ?
Non, impossible. Il n'y a pas de retraite pour moi dans ce métier. J'aurai toujours la page blanche, le matin, en me levant.

Comment aimeriez-vous conclure cette interview ?
J'aimerais parler des invitations des auteurs. Pour 1995, il y a des festivals partout. J'en ai plein mon agenda et je vais en refuser la moitié ; on est tous dans le même cas ! il y a beaucoup de villages, de quartiers qui ont maintenant leur propre festival. Pourquoi ? Parce que c'est facile à organiser et ça ne coûte pas très cher. Tant mieux, il y a une floraison de ces manifestations, mais ça cache parfois un peu la crotte du chat. C'est-à-dire, qu'ils font venir des amateurs, un ou deux professionnels et ils remplissent avec 1000 à 1500 personnes un dimanche après-midi pluvieux. Excusez-moi, mais ça donne une idée dérisoire de la BD. En gros, c'est ça ou la rencontre locale de football. Faute de moyens, on organise un festival BD. Pour un Sierre, il y a plein de villages qui essayent de monter quelque chose. C'est un peu la soupe populaire.

Merci Jean-Yves MITTON d'avoir participé à ce premier numéro des Dossiers d'Archibald.

Propos recueillis en Avril 1994 pour le BD Club de Genève pour le 1er n° des Dossiers d'ARCHIBALD

 

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