ZOO : Un Ben Hur savamment "Mittonné"

 

ZOO : La Rome Antique (Vae Victis), les Vikings (Croniques Barbares, Les Survivants de l'Atlantique), les Aztèques (Quetzalcoatl)... Le contemporain ne vous inspire pas ?
Jean-Yves MITTON : Toutes les époques de l'histoire humaine sont intéressantes à narrer et à illustrer, pour peu que l'intrigue me captive avant de captiver le lecteur. Si vous entendez par "contemporain" l'époque où demeurent encore aujourd'hui des survivants, disons un petit siècle, les temps forts de notre histoire ne manquent pas. Entre batailles, massacres, génocides et Shoah, le genre humain nous offre, hélas, un choix intarrissable, et, à moins de se cantonner dans le polar, je crois que le XXème siècle bat tous les records puisqu'il s'est donné les moyens politiques, sociaux et militaires pour la destruction massive. J'ai déjà abordé la Deuxième Guerre mondiale en la reliant à l'actualité dans "Le Dernier Kamikaze" pour mon ami Félix Molinari (prévu en 3 tomes chez Soleil). Mais je dois avouer que je préfère évoquer le passé plus lointain, plus exotique, parce qu'il est enfoui dans notre part de rêve sans qu'aucun "survivant" ne vienne vous casser l'inspiration. Au fond, la manipulation du passé n'est rien d'autre que de la science-fiction à l'envers, offerte à toute spéculation artistique et intellectuelle. Vous n'avez de compte à rendre à aucun témoin, si ce n'est les historiens. Et croyez-moi, ils vous guettente à chaque sortie d'album !

Le roman intitulé Ben Hur sert de base à votre nouvel album, pas le film. Est-ce une volonté de l'éditeur, ou un choix personnel ?
J'avais appris que Delcourt développait une collection nommée "histoire dans l'Histoire", basée sur l'adaptation en BD de grands romans historiques dont les droits étaient tombés dans le domaine public. Je savais que c'était le cas de Ben Hur, roman paru en 1880. J'ai alors pris l'initiative de le proposer à cet éditeur, lequel a tout de suite accepté, sous la condition que le récit soit tiré exclusivement du roman, en oubliant les deux adaptations cinématographiques de 1920 et de 1959. Difficile de faire l'impasse sur ces deux colosses d'Hollywood ! Disons que je leur ai emprunté le visuel, le cinémascope et la grande mise en scène. Mais l'écriture, elle, est inspirée du roman, lequel est beaucoup plus touffu et narratif, d'une pédagogie biblique édifiante dans le style romanesque du XIXe siècle, fourmillant de situations complexes et de personnages secondaires évacués par le cinéma.

 

Quatre tomes permettront-ils de s'approcher suffisamment du roman ?
Oui, car le récit est composé de quatre temps forts : tout d'abord, Messala, tribun romain fou de vanité et d'orgueil, fait arrêter pour l'exemple Juda, prince juif, qui fut pourtant son meilleur ami d'enfance, ainsi que sa mère et sa soeur. Deuxième temps fort : condamné à vie aux galères, Juda parvient à sauver l'amiral Arrius lors d'une grande bataille navale. Troisième temps fort : devenu citoyen romain et fils adoptif d'Arrius, Juda parvient à se venger de Messala lors de la course de chars. Enfin, Juda retrouve sa mère et sa soeur, libérées, mais lépreuses. C'est la rencontre avec le Christ sur son chemin de la Passion qui les lavera de leur terrible mal et qui transcendera Juda. Mais qui ne connaît pas cette fabuleuse histoire ?

Qui est à la couleur ? Jocelyne Charrance, comme sur le dernier tome de Quetzalcoatl ?
Oui, c'est bien Jocelyne. Et sa palette correspond parfaitement au genre péplum. Le lecteur en jugera !

Vous avez une affinité certaine (et légitime) pour la planche en noir et blanc qui, souvent, perd de sa puissance avec le passage à la couleur. Gardez-vous le souhait de voir un jour un ou certains de vos albums publiés directement en noir et blanc ?
En tout cas, je ne connais pas d'éditeur qui s'y risquerait. Et puis, cela ne contenterait que mon ego d'artiste... ou quelques aficionados collectionneurs. Le monde est aujourd'hui à la couleur. La BD, le ciné, la télé, etc... Il faut faire avec ! Et quitte à faire avec, autant que ce soit avec le talent et la complicité de Jocelyne Charrance... tout en regrettant que je ne sois pas moi-même mon propre coloriste. Je n'en ai pas la capacité parce que j'ai trop travaillé à une époque où la BD en noir & blanc se suffisait à elle-même.

Retravailler avec un scénariste (ce qui ne fut pas le cas depuis Rocca / Vae Victis) vous tente-t-il ?
Non. J'ai trop besoin d'écrire. C'est un acte que je lie totalement au dessin. Etre un auteur complet, c'est un risque mais c'est aussi un luxe exaltant, quel que soit le talent du scénariste qu'on pourrait me proposer. Et Rocca fut un conteur qui avait ce talent. Nous avons travaillé sur une série de 15 albums ensemble, sans aucun accroc, comme un long fleuve tranquille, chez le même éditeur. Dans la BD, c'est assez rare pour le signaler ! Mais en dépit de ce grand souvenir dans ma carrière, je crois pouvoir affirmer que Rocca aura été mon meilleur et dernier scénariste.

Vous alternez justement le rôle de scénariste (pour Félix Molinari) et celui d'auteur complet. Est-ce pour éviter la routine ou pour "glisser" doucement vers le scénario à plein temps, et raconter encore davantage d'histoires ?
J'ai des idées plein la tête et des scénarios plein mes tiroirs. En tout genre. Il est vrai que lorsque mon pinceau fatigue, je me rattrape sur su scénario. C'est le seul vrai moment de pure ébulltion créative, car je considère le dessin comme étant surtout technique. Le récit et les dialogues s'inventent à mesure, dans la fougue. Le dessin qui va l'illustrer est déjà prêt, élaboré dans un coin du cerveau. Le danger, vous l'avez bien deviné, c'est qu'à force de technique et de ficelles graphiques, on peut facilement tomber dans le routinier et dans la facilité, ou pire, dans une certaine complaisance vis-à-vis des modes. Surtout après 47 ans de carrière.

Côté technique de dessin : pour Vae Victis, il me semble qu'après une rapide esquisse au feutre vous attaquiez directement la planche à l'aide d'une table lumineuse. Qu'en est-il aujourd'hui ?
J'utilise toujours cette même technique. Elle me permet de coller immédiatement à l'écriture, sans temps mort, sans crayonné, sans gommage, comme un cinéaste qui, caméra sur l'épaule, ne garderait que la première prise. D'où le côté emporté de mes planches. Tellement emporté qu'il m'arrive souvent de corriger à la gouache blanche lorsque le trait sort de sa courbe ou du cadrage.

Vous donnez l'impression d'une très grande facilité de dessin (à l'instar d'un John Buscema qu'aucun obstacle graphique ne pouvait arrêter). Ce côté "sans filet" (pas de crayonnés) très impressionnant limite-t-il parfois les scènes à représenter ?
Merci pour la comparaison avec Buscema, mais je ne suis que l'un de ses imitateurs, l'un de ses modestes élèves. Lui, c'est le Maître. Outre son trait parfait, voire académique tout en étant fougueux, à l'instar de toute l'école américaine, de Hoggarth à Alex Raymond jusqu'à l'école Marvel, son approche de la mise en scène et sa technique graphique m'ont enseigné que l'on pouvait aborder tous les genres à condition de respecteur les trois règles fondamentales du dessin classique, dit "réaliste" : la perspective, donc la notion de géométrie dans l'espace, la lumière, donc la notion d'opposition noir et blanc, et enfin l'anatomie humaine, donc l'essentiel, puisque tout part des acteurs, et surtout du héros, à la manière d'une force centrifuge. Si vous y ajoutez l'identification du lecteur au héros, notion plus européenne, vous aurez compris les fondamentaux de la BD. Le reste : la doc (simple affaire de bonne iconographie), les dialogues (toujours pléonastiques par rapport à l'action) les effets spéciaux (ah ! cette informatique envahissante !), les onomatopées (indispensables, bien intégrées et dessinées dans le style graphique), le lettrage et la forme des bulles le plus possible exécutées par le dessinateur pour être en phase avec le dessin) et la couleur (que mes coloristes me pardonnent...) ne sont que du remplissage. Si tout cela illustre un scénario limpide ponctué d'un coup de théatre foutes les six planches (surtout en bas de planche) dont l'action se déroule le plus près possible du temps réel de lecture, alors vous pouvez frapper sans crainte et plein d'espoir à la porte d'un éditeur.

Delcourt remplace Soleil dont vous avez été l'une des "locomotives". Est-ce provisoire, pour ce projet, ou assiste-t-on à un changement plus pérenne ?
L'avenir et le lecteur en décideront. Mais Delcourt ne "remplace" pas Soleil, ou Glénat, ou tant d'autres. Il se trouve que Delcourt était le plus apte à recevoir et à réaliser ce projet puisqu'il correspondait à l'une de ses collections. D'autant plus que je ne connaissais personne chez cet éditeur qet qu'il n'y a pas eu de ces rencontres fortuites ou provoquées comme il s'en passe parfois dans les coulisses d'un Festival BD. Ben Hur aurait pu être réalisé chez un autre édtieur, pour que que celui-ci en fît la demande. Ceci dit, je suis très heureux d'entrer chez un nouvel éditeur dont les qualités d'écoute, le souci artistique et l'intégrité comptable sont indéniables. Entre nous, je n'ai jamais eu de différends avec tous les éditeurs pour lesquels j'ai travaillé, et s'il m'est arrivé d'en changer, c'était uniquement provoqué par deux lois incontournables en BD : l'offre et la demande et la loi du marché. Il n'y a pas de copinage ni même de promotion-marketing qui fassent qu'un album se vende ou ne se vende pas. Seul le public en décide.

Propos recueillis par Philippe CORDIER pour le n° 16 du magasine ZOO (Novembre-Décembre 2008)

 

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